On dit du chant lyrique qu’il est un sport de haut niveau. On l’appelle Art noble. C’est que renforcer sa voix, la conditionner, la discipliner est une lutte quotidienne que l’on engage contre la fatigue, l’âge et le temps. Teinté de préjugés, l’art perd-t-il en noblesse ? « J’ai recherché l’excellence. J’ai cherché à me démarquer du contingent – important – des sopranos . J’ai cherché et chanté des répertoires peu explorés et peu connus des professionnels ». Odile Dovin-Morel, soprano, raconte son métier, une passion, jalonnée de bonnes et de mauvaises surprises, l’adversité féconde, les projets à venir, la transmission nécessaire, la foi aussi. « Chanter », dit-elle, « est un formidable moyen de m’exprimer, d’être moi-même ».
J’aime le chant passionnément, pleinement, entièrement, et quasiment toutes ses déclinaisons me touchent et me parlent, du chant saturé au lyrique, en passant par le chant inuit ou le chant dysphonique.
Les possibilités de la voix me fascinent.
Si tu devais te définir en trois mots, lesquels choisirais-tu ?
C’est toujours un exercice difficile pour moi que de répondre en seulement trois mots. Dans ma tête, c’est déjà la panique (rires intérieurs) parce que tout me semble important (rires tout court).
Allez… je me lance : survivante, empathique, passionnée et vigilante… rholala, ça en fait déjà quatre…
Qu’est-ce que l’art lyrique ? Comment est-il entré dans ta vie ?
L’art lyrique est l’art de jouer, de raconter une histoire en chantant et jouant sur scène. L’artiste lyrique interprète des rôles, des personnages que l’on retrouve dans des pièces appelées opéras, drama giocoso (drame joyeux), conte musical ou comédie musicale ou encore opéra-comique.

D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours chanté. J’avais dix ou onze ans que je chantais du lyrique, bien avant de savoir que tel était son nom. Tous les soirs sans faute, un peu avant 20h00, je vocalisais sur le générique de la série animée « Il était une fois l’homme » (je le fais encore avec ma fille !!) dont le thème est extrait de la Toccata et Fugue en Ré Mineur BWV 565 de JS Bach. Cette dernière reste l’une de mes oeuvres préférées. Avant de connaître les autres esthétiques, telles le classique le bel canto ou le vérisme, j’ai abordé le chant lyrique via l’esthétique baroque avec Bach, Handel, Schütz etc.
Chanter est un formidable moyen de m’exprimer, d’être moi-même tout en étant quelqu’un d’autre. C’est paradoxal mais la vérité se trouve souvent au point de tension du paradoxe. Je veux dire par là que le paradoxe implique la recherche d’un équilibre que l’on arrive à trouver plus ou moins facilement selon le rôle, en interprétant un personnage, en le nourrissant de sa propre énergie, de sa propre créativité, de sa propre expérience, tout en restant fidèle à sa psychologie originelle et en essayant d’intégrer la perception du metteur en scène. C’est un exercice exigeant et très excitant que de prendre physiquement et vocalement possession d’un rôle, de l’habiter.
Qu’est-ce qu’une soprano ?
Le mot soprano désigne la tessiture d’un chanteur ou d’une chanteuse. Il s’agit de la voix la plus aiguë dans le registre vocal humain. Il existe autant de sopranos qu’il y a de voix aiguës. Aucune voix n’est semblable et soprano léger, soprano lyrique, soprano lirico-spinto, soprano grand-lyrique ou encore soprano dramatique etc. sont autant de vocables pour essayer de catégoriser les sopranos selon la couleur de leur voix et leur agilité vocale.
Chanter est une prouesse physique, le résultat capricieux d’une discipline de fer. Quelle est ton quotidien ? Comment travailles-tu aujourd’hui ?
En effet, chanter demande des efforts, de la constance et une hygiène de vie particulière. Aujourd’hui, ma routine d’exercice est plus tranquille : je m’exerce moins mais à meilleur escient. Mon astreinte à la technique vocale pure, de quotidienne est devenue hebdomadaire ou à la carte, selon les nécessités de mon agenda, que ce soit un rôle dans un opéra, un concert lyrique ou un concert kréyol-jazz.
Pour garder un bon niveau de pratique, je prends plusieurs fois par an des cours de chant afin d’avoir toujours une écoute professionnelle critique et objective. Enfin, le fait d’enseigner tout en pratiquant oblige à une gestion réfléchie de sa voix : parler fatigue plus vite la voix et le corps que chanter.
Quelle différence avec hier ?
L’âge bien sûr !
Moins de fougue et, étrangement, moins de réflexion aussi (rires !). Autrement dit, la maturité et l’expérience. La passion est intacte mais j’adapte ma technique et mon rythme de travail à l’inexorable évolution de ma physiologie. Avec l’âge, le corps change donc la voix change. Au gré des expériences de la vie, j’ai appris à mieux connaître mon corps et ma voix. J’ai ainsi appris à doser mes efforts et à mieux tenir compte des temps de récupération nécessaires pour continuer de chanter à un haut niveau.
Pourquoi le vocabulaire lyrique est-il tellement Italien ?
C’est une question d’histoire. L’art lyrique s’est imposé et a été popularisé en Europe à partir du modèle italien. Ainsi, l’italien est devenu la langue de référence.
Peux-tu définir ces termes terriblement complexes que sont « lutte vocale », « registre résonnantiel », « messa di voce », « sirène » ou « wobble » ?
Je ne connais pas les termes de « lutte vocale » ou « wobble » bien que j’imagine à peu près ce à quoi ils font référence, notamment la « lutte vocale » (rires).
Les autres termes s’attachent à la technique vocale pure, à des styles vocaux : « sirène » est le fait d’imiter le son d’une sirène d’ambulance à diverses hauteurs, le « messa di voce » demeure un must du style « bel canto ».
Cet univers est très éloigné de tes origines martiniquaises. Comment s’est vécue cette différence dans ta famille, ton entourage ?
Dans ma famille, plus que dans mon entourage, cela n’était pas bien vu. La musique était affaire de saltimbanques et non d’honnêtes gens voire de jeune fille. A décharge, ce n’est pas une considération propre à ma famille mais une pensée partagée par la plupart des parents dans la mesure où le préjugé d’instabilité du métier d’artiste est profondément ancré dans l’opinion publique.
Quel rôle t’a marqué ? Quel est celui qui t’a manqué ?
La « Despina » dans « Cosi fan tutte » de W.A. Mozart a été mon premier rôle comique.
Il m’a beaucoup marquée. Ayant un penchant particulier pour le dramatique, je ne m’étais jamais projetée dans une comédie. Je ne me pensais même pas capable d’incarner un personnage comique. J’ai donc été véritablement heureuse de ce hasard de distribution – j’avais auditionné pour le rôle de « Fiordiligi » – parce qu’il m’a forcée à sortir de ma zone de confort, de découvrir tout le potentiel dramatique d’une comédie.
Celui qui me manque encore est le rôle de « Donna Anna » dans le Don Giovanni de Mozart…
Comment les limites que l’on t’a imposées ont-elles enrichi ton art ?
J’ai recherché l’excellence. J’ai cherché à me démarquer du contingent – important – des sopranos (c’est le type de voix le plus commun chez les femmes). J’ai cherché et chanté des répertoires peu explorés et peu connus des professionnels.
Qu’est-ce qu’elles t’ont retiré ?
(Rires) Je suppose, d’être « inclassable » vocalement et « incasable » dramatiquement pour les professionnels. On me voyait dans des rôles de soubrette – les soubrettes sont presque toujours des sopranos légers. Je recherchais des rôles plus en accord avec ma vocalité de soprano lyrique. On a pu me reprocher un certain manque voire un manque certain d’humilité dans ma démarche. Les rôles de soprano lyrique sont très souvent des rôles de premier plan. Un chef d’orchestre m’a dit un jour, après une audition particulièrement réussie pour le rôle de « Donna Anna » du Don Giovanni de Mozart, que j’étais leur « premier choix », mais qu’ils s’étaient ravisés : ils pensaient que « le public n’était pas prêt » à comprendre que le personnage de Don Giovanni poursuive de ses assiduités une asiatique (rôle de Zerlina) et une femme noire. Bref, ils ne voulaient pas d’une distribution multi-ethnique.
D’Otello de Verdi à Aïda du même compositeur en passant par le plus controversé Lakmé de Delibes, il existe pourtant des rôles de Noirs à l’Opéra. Comment dès lors, justifier leur absence ?
La question est intéressante et vraiment très vaste. Il s’agit de rôles de Noirs écrits par des blancs pour un public blanc. Cela fait toute la différence. C’est à mon avis une question de système, comme au temps du théâtre de Shakespeare, où il existait des rôles de femmes, cependant joués que par des hommes.
A l’instar d’autres artistes, l’épidémie de COVID a dû te sembler particulièrement longue. Comment l’as-tu occupée ?
Comme pour beaucoup d’entre nous, j’ai d’abord été sous le choc. Une pandémie… rien que ça ! Puis, j’ai ressenti le besoin impérieux de me retirer du tumulte de ce monde, de me protéger de la violence des autres, de l’incertitude et de la douleur de perdre des proches. Je me suis posée, au calme, dans la maison d’une de mes sœurs et je n’ai plus souhaité réfléchir à quoi que ce soit, juste vivre l’instant présent, entourée de ceux que j’aime.
Quels enseignements en as-tu retiré, d’un point de vue personnel, professionnel ?
Me recentrer sur l’essentiel : ma famille proche, son bien-être, continuer de ne faire que ce qui me nourrit l’âme et le cœur.

En classe avec Tony Chasseur, chanteur, musicien, directeur artistique de renom
Quand as-tu ressenti que le temps de la transmission était venu ?
Je suis PEA titulaire (professeur d’enseignement artistique) de chant. Officieusement, c’est à dire contractuelle employée au grade de PEA, de 2004 à 2010 puis, officiellement, effectivement titularisée par ma collectivité territoriale d’accueil en 2010, après avoir réussi, l’année précédente, le concours de la fonction publique territoriale qui confère ce fameux grade (Un vrai parcours du combattant !). J’ai obtenu le certificat d’aptitude (le CA) à l’enseignement de la musique en 2008, à l’issue de deux ans de formation diplômante au certificat d’aptitude effectués au Conservatoire de Lyon tout en continuant ma pratique professionnelle de professeur et d’artiste lyrique. En y repensant, je me dis que j’étais inconsciente de mener tout cela de front. Ô jeunesse ! J’ai toujours aimé enseigner. Cela m’a semblé naturel dans mon parcours de chanteuse (lyrique et musiques actuelles) de transmettre en même temps que pratiquer.
Mon enseignement s’adresse principalement à des professionnels, sous forme d’accompagnement de projets musicaux. J’évolue aussi dans le domaine de la validation des acquis de l’expérience (la VAE), pour les professionnels de la musique classique qui souhaite obtenir un CA de professeur de musique, nécessaire en France pour être recruté dans un conservatoire, et un master 2 de pédagogie de la musique, nécessaire si l’on souhaite être recruter en Europe ou à l’international.

Quels conseils donnerais-tu à une jeune femme ou à un jeune homme qui déciderait de se lancer dans une carrière lyrique ?
- De croire en eux. On assiste, depuis six ou sept ans à de réels changements de paradigmes : lentement le racisme régresse et les mentalités évoluent
- D’être curieux, de se former auprès des meilleurs artistes en exercice, en France comme à l’international, ces derniers ne se trouvent pas obligatoirement dans les plus prestigieuses structures
- De rechercher l’excellence : être doué-e ne suffit pas ! Il faut, entre autre, travailler sa technique vocale et son jeu d’acteur-trice.
- Et surtout d’être bien accompagnés dans leur parcours par des personnes bienveillantes et de confiance : le milieu est très dur et très concurrentiel
Quels sont d’ailleurs celles et ceux de la jeune génération qui t’enthousiasment ?
Un jeune baryton-basse camerounais, Maurel Endong, que j’accompagne. Il est entré, en octobre, en cycle pré-professionnel au Conservatoire de Marseille. Parmi les artistes actifs, Pretty Yendé, soprano.
Qui ou qu’est-ce qui t’inspire, plus généralement ?
Personne en particulier mais des sujets : l’esprit critique, la rhétorique, l’humanité, l’anthropologie, le devoir de mémoire et l’histoire.
Que t’inspire l’époque, ce moment ?
De la crainte, de la joie, de l’espoir.
J’ai créé « ORIANA Compagnie lyrique » et « l’Ensemble Vocal Oriana » en réponse au manque d’opportunités de chanter sur scène pour une femme dite racisée d’une part, et d’autre part, parce qu’à partir d’un certain point, j’ai souhaité chanter librement, ce que je voulais, créer mes propres opportunités, être à l’origine de mes projets artistiques et, à partir de ce moment, imaginer mes propres univers sonores et vocaux.
« Madinina Starline », une création avec Georges Granville, pianiste et Garry Cadenat, comédien est un spectacle innovant et exigeant vocalement. J’y chante dans deux esthétiques vocales distinctes : lyrique et jazz. Le monde des chanteurs -toutes esthétiques confondues- est très conservateur. Je m’affranchis des clivages et refuse les assignations ou les étiquettes stylistiques d’où qu’elles viennent.
J’aime le chant passionnément, pleinement, entièrement, et quasiment toutes ses déclinaisons me touchent et me parlent, du chant saturé au lyrique, en passant par le chant inuit ou le chant dysphonique ! Les possibilités de la voix me fascinent. Mes prochains projets, ceux en cours d’élaboration, sont axés sur la composition.
Que te souhaites-tu ? Que souhaites-tu aux tiens ? Que souhaites-tu au monde ?
Je vais faire ma Miss France ! (rires)
Je nous souhaite que l’humanité sorte de la toute puissance enfantine, si je puis dire. Je nous souhaite à tous de garder la mémoire, afin de gagner en esprit critique et en sagesse.

Avant de travailler avec Jacob Desvarieux, je ne le connaissais, comme tout le monde, qu’à travers la musique de Kassav’.
Un matin de novembre 2020, alors que je donnais des masterclasses de chant en Martinique, j’ai reçu un appel de Jacob qui, sur le conseil de Tony Chasseur souhaitait prendre des cours de chant afin de travailler sa technique vocale.WOW ! Double wow !
Notre rencontre fut simple, détendue et cordiale. Il venait prendre ses cours à Lyon. Nous avons travaillé bien sûr, mais aussi parlé de tout, de rien et surtout de musique.
Ce que je retiens de cette rencontre – outre cette empreinte vocale unique, inimitable et reconnaissable entre toutes – est qu’il avait une très belle voix de baryton, il possédait un large ambitus (une voix longue). Il en était très surpris et me disait : « je ne savais pas que je pouvais faire ça ! ».Nous sommes donc partis à la découverte de cette autre voix, tout aussi unique, de Jacob Desvarieux.


2 commentaires Ajouter un commentaire